Depuis très longtemps, je voulais visiter le Burkina Faso,... parce que c'est le pays de Thomas Sankara, le héros des Africains qui ont vécu les années 80; parce que c'est le "Pays des Hommes Intègres"; parce que c'est le pays le plus stable de la région, un havre de paix au milieu d'un Sahel tumultueux, un pays si stable que son président, Blaise Compaoré, fait figure de sage médiateur dans je-ne-sais combien de crises.
Bref, quand FOLEY HOAG décide de participer aux travaux de la Société africaine pour le droit international (SADI), je ne vais certainement pas laisser à quiconque l'honneur de le représenter à Ouagadougou où la conférence annuelle doit se tenir. Je vais d'autant moins le faire que cette conférence de la SADI est présidée par mon père, lui-même président de la SADI.
Le jour de mon arrivée dans la ville (le 28/10 au soir), Ouagadougou est encore une ville très calme. Le matin, une énorme manifestation avait dégénéré dans le centre-ville, mais la paix est revenue dans l'après-midi.
L'opposition civile est remontée contre le président. Ce dernier veut amender la constitution de manière à supprimer l'interdiction à lui faîte de briguer un autre mandat présidentiel.
La conférence annuelle de la SADI se déroule très bien, le mercredi 29/10. Le thème est: L'AFRIQUE ET LE DROIT PENAL INTERNATIONAL.
Trois membres du gouvernement burkinabé sont venus l'honorer de leur présence. Leurs excellences prennent la parole. Elles font état de la fierté de leur pays de recevoir cette conférence et de l'intérêt tout particulier que le président de la République burkinabé porte au thème des débats.
Plus d'une centaine de personnes étaient dans l'assistance: des universitaires de plusieurs pays d'Afrique, des étudiants et quelques praticiens.
Les débats sont d'un très haut niveau!
La discipline et la bonne tenue des étudiants burkinabés m'impressionnent. Ils arrivent à l'heure et, lors des pauses café, ils laissent respectueusement les "Grands" se servir et, une fois ceux-ci bien servis, ils entrent dans la salle pour se servir à leur tour, en bon ordre. Après la pause-déjeuner, ils reviennent tous participer activement à la suite de la journée.
Le lendemain (jeudi 30/10), dès le matin on sent une certaine fébrilité dans l'air.
La veille, le conseil des ministres a décidé d'avancer le vote du parlement sur l'amendement constitutionnel. Ce vote n'est que la première étape du processus de révision constitutionnelle. Après ce vote préalable: soit l'amendement est ensuite voté à la majorité des 3/4 des parlementaires; soit l'amendement est ensuite soumis au référendum et voté à la majorité simple des électeurs.
Dans la rue, face à l'hôtel, se trouve le siège du Congrès pour la démocratie et le progrès (CDP), le parti politique du président Blaise Compaoré.
Des milliers de personnes se font face à face depuis le matin.
Vers neuf heures, des grenades lacrymogènes explosent. Ensuite, c'est l’échauffourée. Des partisans du CDP portant des tee-shirts siglés "Oui au référendum" se lancent à la poursuite des manifestants de l'opposition. Ils jettent des pierres et avancent avec de gros gourdins.
Les forces de l'ordre laissent faire.
Très vite, les manifestants de l'opposition prennent le dessus. La loi du plus grand nombre s'impose!
Les gros bras du CDP abandonnent peu à peu le terrain. Ils se précipitent pour ôter leur tee-shirts, puis disparaître.
Le siège du CDP prend feu. D'après le voisinage, trois personnes y sont brûlées vives.
Les manifestants de l'opposition mettent aussi le feu au parlement, avant même le vote. Celui-ci ne peut plus avoir lieu.
Des manifestants regroupés sur la place de la Nation passent devant l'hôtel pour rejoindre ceux qui brûlent le siège du CDP.
Les manifestants marchent, maintenant, vers les maisons des députés CDP et, surtout, des députés soi-disant d'opposition qui, moyennant espèces sonnantes et trébuchantes, avaient décidé de joindre leurs votes à ceux du CDP.
Les manifestants de l'opposition mettent le feu aux véhicules appartenant aux membres du CDP. Ils choisissent soigneusement leurs cibles. Les véhicules appartenant à des personnes non-membres du CDP sont épargnés.
Deux véhicules sont en train de brûler.
Ils ont été choisis parmi ceux garés derrière l'hôtel. Avant d'y mettre le feu, les manifestants les mettent à l'écart pour pas que l'incendie ne se propage aux autres voitures "innocentes".
Le siège du CDP brûle.
Les forces de l'ordre laissent faire. Elles sont nulle part.
La télévision nationale burkinabé cesse d'émettre. Maintenant, France24 devient la principale source de nouvelles.
France24 annonce alors que le gouvernement burkinabé aurait décidé d'annuler le vote qui devait se tenir au parlement.
Or, ce vote ne peut plus avoir lieu puisqu'à cet instant, le bâtiment du parlement est déjà en feu et les députés ont déjà pris la clef des champs.
Quant au gouvernement burkinabé, il s'est littéralement évaporé. Le Premier ministre et tous les ministres ont disparu. Même le président reste silencieux.
Pendant que le siège du CDP brûle, on apprend que, devant l'université de Ouagadougou, les étudiants ont assiégé le domicile de François Compaoré, frère du président.
Les gardes de François Compaoré tirent dans la foule pour se dégager. Un étudiant, au moins, tombe sous les balles.
François Compaoré tente de s'enfuir. Il roule à toute vitesse vers l'aéroport où il est arrêté par les forces de l'ordre.
L'aéroport est à trois minutes de mon hôtel.
A cet instant, les manifestants commencent à comprendre que les forces de l'ordre sont passives et qu'elles ne viendront pas au secours de Blaise Compaoré.
Cette photo est superbe.
Autour de cette table, sur les six participants, quatre sont des professeurs de droit dont les pensées sont étudiées sur tous les continents, quatre légendes vivantes du droit international, quatre universitaires africains dont les étudiants prononcent les noms avec révérence: Stéphane Doumbé-Billé, Moïse Makane Mbengue, Maurice Kamto et Raymond Ranjeva.
Derrière la tenture, le siège du CDP est la proie des flammes, des milliers de personnes marchent des gourdins à la main et des masques sur le visage.
Eux sont en train de discuter de l'administration de la SADI. Ils ne se rendent pas compte qu'autour d'eux, à moins de dix mètres, la révolution commence!
Trente minutes plus tard, quand je viendrai leur annoncer que l'exécutif burkinabé est tombé, d'une même voix, tous les six présents diront: "Je l'avais prévu!"
Vanité d'intellectuels!
Revenant dans la salle où je me réfugie, j'entends dans la rue des cris de joie: "Le peuple a pris le pouvoir", "Lougué a pris le pouvoir" ou "L'armée a pris le pouvoir."
Kouamé Lougué est un général à la retraite. Il a été chef d'état-major de l'armée, puis ministre de la Défense, avant d'être limogé par Blaise Compaoré. Il est en train de haranguer la foule devant la place de la Nation. Respecté par l'opposition, les manifestants le poussent à prendre la présidence.
Dans le hall de l'hôtel, le personnel devient plus fébrile parce que les manifestants se dirigent vers Kossyam, le palais présidentiel.
Au même moment, une colonne de militaires se dirige dans la même direction.
Trois forces se font face devant Kossyam: les manifestants de l'opposition civile, une colonne de l'armée et la garde présidentielle de Blaise Compaoré.
Les trois forces en présence devant le palais présidentielle entament des négociations.
Le calme revient alors. Quelques personnes restent pour vider le siège du CDP. Les meubles sont incendiés à même le macadam.
Il n'y a aucun pillage désorganisé.
Les gens de l'hôtel m'expliquent qu'au Burkina Faso, il n'y a pas de manifestation publique après 12:00. En effet, le soleil tape trop fort; la chaleur est insupportable. Révolution ou pas, ce n'est pas une bonne idée d'arpenter les rues dans ces circonstances.
Au loin, des maisons brûlent. Il s'agit des habitations des députés CDP et des représentants renégats.
La foule a disparu.
Vers 13:00, les pompiers finissent par montrer le bout de leur échelle. Ils éteignent l'incendie qui fait encore rage au siège du CDP.
Vers 14:30, on entend des klaxons et des manifestations de joie. Le peuple célèbre sa victoire sur Blaise.
Les gens sont tellement contents qu'ils commencent à dégager les barricades et les barrages érigés ici ou là dans les rues de la ville.
L'effondrement du régime est une énorme surprise.
Tout le monde savait qu'il y aurait des troubles ce jour-là, mais imaginer qu'ils allaient entraîner la disparition d'un système solidement implanté depuis vingt-sept ans était hors de propos. Après tout, le vote contesté de ce jour n'est que la première étape d'un processus encore long pour aboutir au changement constitutionnel voulu par le désormais ex-président Compaoré.
Le monsieur me dit qu'il est désolé du spectacle donné, mais qu'il fallait passer par là. Il dit ne pas comprendre pourquoi faut-il des morts et du sang versé pour que Blaise sache enfin que sa réforme est inutile.
Puis, il me rassure, ici au Burkina Faso, les étrangers n'ont pas à s'inquiéter. Le peuple a des comptes à régler avec son président, il n'entend pas menacer les étrangers.
Je prends cette photo dans la rue, devant l'hôtel.
Dans cette rue, ce matin, il y avait des affrontements violents opposant des milliers de personnes. Là, je ne ressens aucun danger. L'hôtel est épargné. La boutique de l'hôtel, dans le sas d'entrée, n'a même pas été touchée!
Vers 17:00, la chaleur finit par tomber.
Les manifestants reviennent dans la rue pour cibler, cette fois, une banque réputée appartenir à la famille Compaoré. Le siège de cette banque est située à une cinquantaine de mètres de l'hôtel.
La banque est attaquée et tout ce qui est autour est épargné, pas la moindre égratignure.
A cet instant, le bruit court que Blaise Compaoré aurait décrété l'état d'urgence, renvoyé le gouvernement (qui s'est déjà évaporé depuis des heures) et ordonné un couvre-feu général. Personne n'y prête attention et la vie reprend son cours.
Vers 19:00, le chef d'état-major des armées sort un communiqué. Il dit dissoudre l'assemblée nationale et le gouvernement, mettre en place une transition et instaurer un couvre-feu.
Jusque-là, j'avais des espoirs de prendre mon avion pour Paris, mais ces espoirs n'ont plus lieu d'être.
Maintenant, ma tâche est de transférer mes parents sur le prochain vol Air France, parce que ces deux imprudents avaient choisi de voler sur Turkish Airlines. Cette dernière compagnie a annulé son vol, sans prévoir de solution de rechange, contrairement à Air France, dont le prochain vol est prévu pour le lendemain à 11:00.
Le transfert est réalisé, après de multiples bagarres téléphoniques avec le call-center d'Air France, avec des appels interminables en France, au Canada et en Suisse. Finalement, la solution est trouvée, vers 23:00, grâce à Laurence Boisson de Chazournes, professeure de droit à Genève.
Au matin du vendredi 31/10, on apprend que le président Compaoré aurait parlé publiquement dans la nuit pour dire qu'il allait, lui aussi, mettre en place une transition. On apprend également que l'aéroport de Ouagadougou est encore fermé. Le siège parisien d'Air France annonce que l'aéroport est fermé jusqu'à nouvel ordre.
Puis, un peu avant 09:00, le bruit court qu'un avion d'Air France va se poser qu'il repartira à 11:00.
Un coup de fil passé à l'ambassade de France au Burkina Faso confirme l'information. L'aéroport n'est pas fermé, me dit-on. Cependant, le personnel au sol de certaines compagnies aériennes n'est pas disponible. En revanche, la compagnie française figure parmi celles (au pluriel) qui n'ont pas ce souci-là et son avion va bien se poser bientôt. Il faut courir rejoindre l'aéroport.
A l'aéroport, on découvre que seule Air France est opérationnelle. Les autres compagnies, sur lesquelles doivent voyager d'autres participants à la conférence de la SADI, sont aux abonnés absents.
Nos amis nous regardent faire les formalités avec envie.
Les formalités de douanes se déroulent avec un tatillon extraordinaire. Il faut de longues minutes et subir une fouille minutieuse pour pouvoir embarquer.
Une fois à bord, je découvre un avion militaire français qui n'était pas là à mon arrivée, l'avant-veille.
Pendant le roulage, au loin, on voit des colonnes de fumée.
Il nous a été dit que cette journée allait être très chaude. L'opposition civile n'est pas d'accord avec la position du chef d'état-major des armées. Elle veut que la situation soit clarifiée, notamment, s'agissant de Blaise Compaoré.
Durant les dernières heures, la seule source d'information était France 24. Or, le traitement de l'information par cette chaîne, en particulier pendant la journée cruciale du jeudi 29/10, était scandaleusement biaisée. Les Burkinabés sont dégoutés par les discours des médias français.
Les attaques étaient ciblées et la ville n'a jamais été dans une situation chaotique. Seuls les symboles du CDP étaient attaqués. Tout ce qui était aux alentours était épargné.
Le vote au parlement n'a pas été annulé par le gouvernement dans un souci d'apaisement. En fait, le vote ne pouvait pas se tenir parce que le parlement avait déjà brûlé.Quant au gouvernement, il avait cessé d'exister dans la matinée.
Blaise Compaoré a perdu l'effectivité du pouvoir dès midi. Il ne négociait plus rien du tout. Les soi-disant communiqués faits en son nom avaient des sources bizarres et l'intox n'est pas à exclure.
L'unique hôtel attaqué abritait les députés pro-Compaoré. Cet hôtel n'a pas été ciblé par hasard ou dans un accès de folie xénophobe.
L'avion décolle enfin! A l'heure où j'écris, c'était le dernier avion à pouvoir quitter le Burkina Faso.
Plusieurs colonnes de fumée montent vers les cieux, des appels à l'aide d'une jeunesse qui veut changer son monde.
La jeunesse burkinabé a écrit son histoire, mais elle aura fort à faire pour ne pas se faire voler sa révolution. Le chemin sera long et parsemé d'embûches.
La jeunesse burkinabé a également écrit l'histoire africaine. Elle a montré que les pouvoirs africains sont, en réalité, très fragiles et qu'il appartient aux jeunes de prendre leur destin en main. Elle a montré la voie aux autres pays du continent dirigés par de vieux caciques.
Pour ma part, je voulais visiter le Burkina Faso... et, très sincèrement, j'y reviendrais!
Hery Frédéric Ranjeva